Mille et une nuits

D’Antin (Louis-Antoine de Pardaillan de Gondrin) était le seul fils légitime de Mme de Montespan et nous l’avons rencontré à l’occasion de la mort de celle-ci. Saint-Simon en profite pour faire un portrait détaillé de celui qu’il considère comme un ennemi personnel, tout en ne lui refusant pas de nombreuses qualités:

« Né avec beaucoup d’esprit naturel, il tenait de ce langage charmant de sa mère et du gascon de son père, mais avec un tour et des grâces naturelles qui prévenaient toujours. Beau comme le jour étant jeune, il en conserva de grands restes jusqu’à la fin de sa vie, mais une beauté mâle, et une physionomie d’esprit. Personne n’avait ni plus d’agréments, de mémoire, de lumière, de connaissance des hommes et de chacun, d’art et de ménagements pour savoir les prendre, plaire, s’insinuer, et parler toutes sortes de langages; beaucoup de connaissances et des talents sans nombre, qui le rendaient propre à tout, avec quelque lecture. Un corps robuste et qui sans peine fournissait à tout répondait au génie, et quoique peu à peu devenu fort gros, il ne lui refusait ni veilles ni fatigues. Brutal par tempérament, doux, poli par jugement, accueillant, empressé à plaire, jamais il ne lui arrivait de dire mal de personne. Il sacrifia tout à l’ambition et aux richesses, quoique prodigue, et fut le plus habile et le plus raffiné courtisan de son temps, comme le plus incompréhensiblement assidu. Application sans relâche, fatigues incroyables pour se trouver partout à la fois, assiduité prodigieuse en tous lieux différents, soins sans nombre, vues en tout, et cent à la fois, adresses, souplesses, flatteries sans mesure, attention continuelle et à laquelle rien n’échappait, bassesses infinies, rien ne lui coûta, rien ne le rebuta vingt ans durant, sans aucun autre succès que la familiarité qu’usurpait sa gasconne impudence, avec des gens que tout lui persuadait avec raison qu’il fallait violer quand on était à portée de le pouvoir. Aussi n’y avait-il pas manqué avec Monseigneur, dont il était menin et duquel son mariage l’avait fort approché. Il avait épousé la fille aînée du duc d’Uzès et de la fille unique du duc de Montausier, dont la conduite obscure et peu régulière ne l’empêcha jamais de vivre avec elle et avec tous les siens avec une considération très marquée, et prenant une grande part à eux tous, ainsi qu’à ceux de la maison de sa mère. Sa table, ses équipages, toute sa dépense était prodigieuse et la fut dans tous les temps. Son jeu furieux le fit subsister longtemps; il y était prompt, exact en comptes, bon payeur sans incidents, jouait tous les jeux fort bien, heureux à ceux de hasard; et avec tout cela, fort accusé d’aider la fortune.

Sa servitude fut extrême à l’égard des enfants de sa mère sa patience infinie aux rebuts. On a vu celui qu’ils essuyèrent pour lui, lorsqu’à la mort de son père ils demandèrent tous au roi de le faire duc; et si le dénouement qui se verra bientôt n’eût découvert ce qui avait rendu tant d’années et de ressorts inutiles, on ne pourrait le concevoir. On a vu comment sa mère lui fit quitter solennellement le jeu en lui assurant une pension de dix mille écus, combien le roi trouva ridicule l’éclat de la profession qu’il en fit, et comment peu à peu il le reprit, deux ans après, tout aussi gros qu’auparavant. Une autre disparate qu’il fit pendant cette abstinence de jeu lui réussit tout aussi mal. Il se mit dans la dévotion, dans les jeûnes qu’il ne laissait pas ignorer, et qui durent coûter à sa gourmandise et à son furieux appétit; il affecta d’aller tous les jours à la messe, et une régularité extérieure. Il soutint cette tentative près de deux ans. À la fin, la voyant sans succès, il s’en lassa, et peu à peu, avec le jeu, il reprit son premier genre de vie. Avec de tels défauts si reconnus, il en eut un plus malheureux que coupable, puisqu’il ne dépendait pas de lui, dont il souffrit plus que de pas un. C’était une poltronnerie, mais telle qu’il est incroyable ce qu’il faut qu’il ait pris sur lui pour avoir servi si longtemps. Il en a reçu en sa vie force affronts avec une dissimulation sans exemple. M. le Duc, méchant jusqu’à la barbarie, étant de jour au bombardement de Bruxelles, le vit venir à la tranchée pour dîner avec lui. Aussitôt il donna le mot, mit toute la tranchée dans la confidence, et un peu après s’être mis à table, voilà une vive alarme, une grande sortie des ennemis et tout l’appareil d’un combat chaud et imminent. Quand M. le Duc s’en fut assez diverti, il regarda d’Antin: « Remettons-nous à table, lui dit-il; la sortie n’était que pour toi. » D’Antin s’y remit sans s’en émouvoir, et il n’y parut pas. Une autre fois, M. le prince de Conti, qui ne l’aimait pas à cause de M. du Maine et de M. de Vendôme, visitait des postes à je ne sais plus quel siège, et trouva d’Antin dans un assez avancé. Le voilà à faire ses grands rires [nous avons vu qu’il avait « un rire qui eût tenu du braire dans un autre« ] qui lui cria: « Comment, d’Antin, te voilà ici, et tu n’es pas encore mort? » Cela fut avalé avec tranquillité et sans changer de conduite avec ces deux princes qu’il voyait très familièrement. La Feuillade, fort envieux et fort avantageux, lui fit une incartade aussi gratuite que ces deux-là. Il était à Meudon, à deux pas de Monseigneur, dans la même pièce. Je ne sais sur quoi on vint à parler de grenadiers, ni ce que dit d’Antin, qui forma une dispute fort légère, et plutôt matière de conversation. Tout d’un coup: « C’est bien à vous, lui dit La Feuillade en élevant le ton, à parler de grenadiers, et où en auriez-vous vu? » D’Antin voulut répondre. « Et moi, interrompit La Feuillade, j’en ai vu souvent en des endroits dont vous n’auriez osé approcher de bien loin. » D’Antin se tut, et la compagnie resta stupéfaite. Monseigneur, qui l’entendit, n’en fit pas semblant et dit après que, s’il avait témoigné l’avoir ouï, il n’avait plus de parti à prendre que celui de faire jeter La Feuillade par les fenêtres, pour un si grand manque de respect en sa présence. Cela passa doux comme lait, et il n’en fut autre chose. En un mot, il était devenu honteux d’insulter d’Antin.

Il faut convenir que c’était grand dommage qu’il eût un défaut si infamant, sans lequel on eût peut-être difficilement trouvé un homme plus propre que lui à commander les armées. Il avait les vues vastes, justes, exactes, de grandes parties de général, un talent singulier pour les marches, les détails de troupes, de fourrages, de subsistances, pour tout ce qui fait le meilleur intendant d’armée, pour la discipline, sans pédanterie et allant droit au but et au fait, une soif d’être instruit de tout, qui lui donnait une peine infinie et lui coûtait cher en espions. Ces qualités le rendaient extrêmement commode à un général d’armée; le maréchal de Villeroy et M. de Vendôme s’en sont très utilement servis. Il avait toujours un dessinateur ou deux qui prenaient tant qu’ils pouvaient les plans du pays, des marches, des camps, des fourrages et de ce qu’ils pouvaient de l’armée des ennemis. Avec tant de vues, de soins, d’applications différentes à la cour et à la guerre, toujours à soi, toujours la tête libre et fraîche, despotique sur son corps et sur son esprit, d’une société charmante, sans tracasserie, sans embarras, avec de la gaieté et un agrément tout particulier, affable aux officiers, aimable aux troupes, à qui il était prodigue avec art et avec goût, naturellement éloquent et parlant à chacun sa propre langue, aisé en tout, aplanissant tout, fécond en expédients, et capable à fond de toutes sortes d’affaires, c’était un homme certainement très rare. Cette raison m’a fait étendre sur lui, et il est bon de faire connaître d’avance ce courtisan jusqu’ici si délaissé, qui va devenir un personnage pour le reste de sa vie. » (Tome 6, ch. 2, 1707).

J’aime beaucoup le tableau que j’ai trouvé comme illustration, dû à l’atelier de Hyacinthe Rigaud: on y retrouve facilement le personnage décrit par Saint-Simon, l’air satisfait de lui-même, mais assez ridicule dans sa cuirasse militaire… L’antagonisme entre lui et Saint-Simon date du temps, en 1706, où tous deux sont candidats au poste d’ambassadeur à Rome (qu’occupera, un siècle plus tard, Chateaubriand). Mme de Maintenon elle-même en parle dans une lettre à la princesse des Ursins (17 octobre 1706):

« Vous avez grande raison, madame, de désirer un bon choix pour l’ambassadeur de Rome; il sera difficile de le trouver dans nos grands seigneurs. On proposa, il y a quelque temps, le duc de Saint-Simon et le marquis d’Antin; les jansénistes, à ce qu’on prétend, s’opposèrent au premier, et la cabale contraire, au dernier: je ne les soupçonnais pas du tout d’avoir aucune doctrine particulière; mais on dit que je suis dupe en beaucoup de choses, et cela peut fort bien être, car je ne suis pas défiante. »

Elle ne semble avoir confiance ni en l’un, ni en l’autre… Ce qui est étrange, c’est que, selon elle, les jansénistes s’opposent à Saint-Simon: on verra plus tard, lorsqu’on abordera ses « doctrines », que les jansénistes auraient pu trouver bien pire que lui. Je me demande même si, parlant par ouï-dire et ne s’intéressant pas beaucoup au sujet, elle n’a pas inversé les camps.

Dans ce portrait on remarque l’allusion au « langage charmant de sa mère », ce qui renforce l’idée que l’esprit Mortemart était aussi, et peut-être d’abord, une façon de s’exprimer.

Après la mort de sa mère, d’Antin entre enfin dans les bonnes grâces du roi et de Mme de Maintenon, à tel point que c’est chez lui que s’arrête le roi, en route pour Fontainebleau:

 » Il fut donc déclaré que le roi irait coucher chez d’Antin à Petit-Bourg, le 12 septembre. C’est un prodige que les détails jusqu’où d’Antin porta ses soins pour faire sa cour de ce passage, et pour la faire jusqu’aux derniers valets. Il gagna ceux de Mme de Maintenon, pendant qu’elle était à Saint-Cyr, pour entrer chez elle. Il y prit un plan de la disposition de sa chambre, de ses meublés, jusqu’à ses livres, à l’inégalité dans laquelle ils se trouvaient rangés ou jetés sur sa table, jusqu’aux endroits des livres qui se trouvèrent marqués. Tout se trouva chez elle à Petit-Bourg précisément comme à Versailles, et ce raffinement fut fort remarqué. Ses attentions pour tout ce qui était considérable en crédit, maîtres ou valets, et valets principaux de ceux-là, furent à proportion, et pareillement les soins, la politesse, la propreté pour tous les autres, meuble, commodités de toutes les sortes, abondance et délicatesse dans un grand nombre de tables, profusion de toute espèce de rafraîchissements, service prompt et à la main sitôt que quelqu’un tournait la tête, prévention [ce mot est pris ici dans le sens de prévenance (note de Chéruel)], prévoyance, magnificence en tout, singularités différentes, musique excellente, jeux, bidets et calèches nombreuses et galantes pour la promenade, en un mot tout ce que peut étaler la profusion la plus recherchée et la mieux entendue. Il trouva moyen de voir tout ce qui était dans Petit-Bourg, chacun dans sa chambre, souvent jusqu’aux valets, et de faire à tous les honneurs de chez lui, comme s’il n’y eût eu que la personne à qui il les faisait actuellement. Le roi arriva de bonne heure, se promena fort et loua beaucoup. Il fit après entrer d’Antin chez Mme de Maintenon avec lui qui lui montra le plan de tout Petit-Bourg. Tout en fut approuvé, excepté une allée de marronniers qui faisait merveilles au jardin et à tout le reste, mais qui ôtait la vue de la chambre du roi. D’Antin ne dit mot, mais le lendemain matin le roi, à son réveil, ayant porté la vue à ses fenêtres, trouva la plus belle vue du monde, et non plus d’allée ni de traces que s’il n’y en eût jamais eu où elle était la veille; ni de traces de travail ni de passage dans toute cette longueur, ni nulle part auprès, que si elle n’eût jamais existé. Personne ne s’était aperçu d’aucun bruit, d’aucun embarras, les arbres étaient disparus, le terrain uni au point qu’il semblait que ce ne pouvait être que l’opération de la baguette de quelque fée bienfaisante du château enchanté. Les applaudissements récompensèrent la galanterie. On remarqua fort aussi le motet de la messe du roi, qui convenait à un bon courtisan. » (Tome 6, ch. 6, 1707).

Comme le font remarquer les notes de la Pléiade, les arbres de cette allée nouvellement plantée étaient sans doute encore petits (mais assez grands quand même pour cacher la vue au roi), ce qui relativise l’exploit. Ce qui est intéressant, c’est la façon dont Saint-Simon le relate. Il parle de baguette magique: en fait, cette description me fait exactement penser au passage où, dans Aladin et la lampe merveilleuse, le sultan, se levant, découvre que l’espace occupé par le palais d’Aladin est maintenant vide (il a été transporté en Afrique sur ordre du méchant magicien). Je ne serais pas étonné que Saint-Simon ait lu les traductions des Mille et Une Nuits par Galland (dernier volume paru en 1717): ce que nous confirme Yves Coirault dans l’article déjà cité. A moins que je ne me trompe lourdement, voici encore un exemple flagrant du goût de Saint-Simon pour le romanesque, et même pour le féérique (le même article nous apprend qu’il possédait aussi les 25 volumes d’ Amadis de Gaule, tant admiré par Don Quichotte et qui semble avoir été, pour les romans de chevalerie, ce que Le seigneur des anneaux est pour l’heroic fantasy).

(À suivre) 

Note: toutes les expressions entre crochets sont des clarifications personnelles (vocabulaire, personnages…) et les citations sont toutes extraites du texte intégral disponible sur le site Medusis.

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