Monstre

Saint-Simon, on l’a vu, ne déguise pas ses haines, tout en sachant reconnaître les qualités de ses ennemis (réels ou supposés…) Malgré tout, il y en a quelques-uns qu’il peint entièrement en noir et, parmi eux, c’est sans doute le duc de Vendôme qui détient la palme de l’abjection.

Une de ses premières apparitions un peu étendue est sous-titrée (en fait, les Mémoires ne sont pas divisées en chapitres et ces « sous-titres » sont placés en marge): « M. de Vendôme change l’administration de ses affaires, et va publiquement suer la vérole. » Et voici le texte:

« M. de Vendôme songea aussi enfin à ses affaires et à sa santé. […] Le roi lui en avait dit son avis, et l’avait pressé de penser à sa santé que ses débauches avaient mise en fort mauvais état. […]  Crosat, un des plus riches hommes de Paris, à toutes sortes de métiers, se mit à la tête des affaires de M. de Vendôme, après quoi il prit publiquement congé du roi, de Monseigneur, des princesses et de tout le monde, pour s’en aller se mettre entre les mains des chirurgiens qui l’avaient déjà manqué une fois. C’est le premier et unique exemple d’une impudence pareille. Ce fut aussi l’époque qui lui fit perdre terre. Le roi lui dit qu’il était ravi qu’il eût enfin pourvu à ses affaires, et qu’il eût pris le parti de pourvoir aussi à sa santé, et qu’il souhaitait que ce fût avec un tel succès qu’on le pût embrasser au retour en sûreté. Il est vrai qu’une race de bâtards pouvait en ce genre-là prétendre quelque privilège, mais d’aller en triomphe où jamais on ne fut qu’en cachant sa honte sous les replis les plus mystérieux, épouvanta et indigna tout à la fois, et montra tout ce que pouvait une naissance illégitime sur un roi si dévot, si sérieux et en tout genre si esclave de toutes les bienséances. Au lieu d’Anet il fut à Clichy chez Crosat pour être plus à portée de tous les secours de Paris. Il fut près de trois mois entre les mains des plus habiles, qui y échouèrent. Il revint à la cour avec la moitié de son nez ordinaire, ses dents tombées et une physionomie entièrement changée, et qui tirait sur le niais; le roi en fut si frappé qu’il recommanda aux courtisans de n’en pas faire semblant de peur d’affliger M. de Vendôme. C’était assurément y prendre un grand intérêt. Comme il était parti pour cette expédition médicale en triomphe, il en revint aussi triomphant par la réception du roi, dont l’exemple gagna toute la cour. Cela et le grand remède qui lui avait affaibli la tête la lui tourna tout à fait, et depuis cette époque ce ne fut plus le même homme. Le miroir cependant ne le contentait pas, il ne parut que quelques jours et s’en alla à Anet voir si le nez et les dents lui reviendraient avec les cheveux. » (Tome 2, ch. 17, 1699).

Ici, on apprend plusieurs choses: il était syphilitique et, tare suprême, bâtard (arrière-petit-fils d’Henri IV et Gabrielle d’Estrées). Ce qui l’irrite le plus, malgré tout, c’est sa superbe et le fait qu’il bénéficie de la faveur du roi. Mais ce n’est là qu’un début et il faut lire l’ensemble de son portrait:

« Il était d’une taille ordinaire pour la hauteur, un peu gros, mais vigoureux, fort et alerte; un visage fort noble et l’air haut; de la grâce naturelle dans le maintien et dans la parole; beaucoup d’esprit naturel qu’il n’avait jamais cultivé, une énonciation facile, soutenue d’une hardiesse naturelle, qui se tourna depuis en audace la plus effrénée; beaucoup de connaissance du monde, de la cour, des personnages successifs, et sous une apparente incurie un soin et une adresse continuelle à en profiter en tout genre, surtout admirable courtisan, et qui sut tirer avantage jusque de ses plus grands vices, à l’abri du faible du roi pour sa naissance; poli par art, mais avec un choix et une mesure avare; insolent à l’excès dès qu’il crut le pouvoir oser impunément, et en même temps familier et populaire avec le commun, par une affectation qui voilait sa vanité et le faisait aimer du vulgaire; au fond, l’orgueil même, et un orgueil qui voulait tout, qui dévorait tout. À mesure que son rang s’éleva et que sa faveur augmenta, sa hauteur, son peu de ménagement, son opiniâtreté jusqu’à l’entêtement, tout cela crût à proportion, jusqu’à se rendre inutile toute espèce d’avis, et se rendre inaccessible qu’à un nombre très petit de familiers et à ses valets. La louange, puis l’admiration, enfin l’adoration furent le canal unique par lequel on put approcher ce demi-dieu, qui soutenait des thèses ineptes sans que personne osât, non pas contredire, mais ne pas approuver. Il connut et abusa plus que personne de la bassesse du Français. Peu à peu il accoutuma les subalternes, puis de l’un à l’autre toute son armée, à ne l’appeler plus que Monseigneur et Votre Altesse. En moins de rien cette gangrène gagna jusqu’aux lieutenants généraux et aux gens les plus distingués, dont pas un, comme des moutons à l’exemple les uns des autres, n’osa plus lui parler autrement, et qui d’usage ayant passé en droit, y auraient hasardé l’insulte si quelqu’un d’eux se fût avisé de lui parler autrement. Ce qui est prodigieux à qui a connu le roi, galant aux dames une si longue partie de sa vie, dévot l’autre, souvent avec importunité pour autrui, et dans toutes ces deux parties de sa vie plein d’une juste, mais d’une singulière horreur pour tous les habitants de Sodome, et jusqu’au moindre soupçon de ce vice, M. de Vendôme y fut plus salement plongé toute sa vie que personne, et si publiquement, que lui-même n’en faisait pas plus de façon que de la plus légère et de la plus ordinaire galanterie, sans que le roi, qui l’avait toujours su, l’eût jamais trouvé mauvais, ni qu’il en eût été moins bien avec lui. Ce scandale le suivit toute sa vie à la cour, à Anet, aux armées. Ses valets et des officiers subalternes satisfirent toujours cet horrible goût, étaient connus pour tels, et comme tels étaient courtisés des familiers de M. de Vendôme et de ce qui voulait s’avancer auprès de lui. On a vu avec quelle audacieuse effronterie il fit publiquement le grand remède, par deux fois prit congé pour l’aller faire, qu’il fut le premier qui l’eût osé, et que sa santé devint la nouvelle de la cour, et avec quelle bassesse elle y entra, à l’exemple du roi, qui n’aurait pas pardonné à un fils de France ce qu’il ménagea avec une faiblesse si étrange et si marquée pour Vendôme. » (Tome 5, ch. 8, 1706).

Sa paresse était à un point qui ne se peut concevoir. Il a pensé être enlevé plus d’une fois pour s’être opiniâtré dans un logement plus commode, mais trop éloigné, et risqué les succès de ses campagnes, donné même des avantages considérables à l’ennemi, pour ne se pouvoir résoudre à quitter un camp où il se trouvait logé à son aise. Il voyait peu à l’armée par lui-même, il s’en fiait à ses familiers que très souvent encore il n’en croyait pas. Sa journée, dont il ne pouvait troubler l’ordre ordinaire, ne lui permettait guère de faire autrement. Sa saleté était extrême, il en tirait vanité; les sots le trouvaient un homme simple. Il était plein de chiens et de chiennes dans son lit qui y faisaient leurs petits à ses côtés. Lui-même ne s’y contraignait de rien. Une de ses thèses était que tout le monde en usait de même, mais n’avait pas la bonne foi d’en convenir comme lui. Il le soutint un jour à Mme la princesse de Conti, la plus propre personne du monde et la plus recherchée dans sa propreté.

Il se levait assez tard à l’armée, se mettait sur sa chaise percée, y faisait ses lettres, et y donnait ses ordres du matin. Qui avait affaire à lui, c’est-à-dire pour les officiers généraux et les gens distingués, c’était le temps de lui parler. Il avait accoutumé l’armée à cette infamie. Là, il déjeunait à fond, et souvent avec deux ou trois familiers, rendait d’autant, soit en mangeant, soit en écoutant ou en donnant ses ordres, et toujours force spectateurs debout. (Il faut passer ces honteux détails pour le bien connaître.) Il rendait beaucoup; quand le bassin était plein à répandre, on le tirait et on le passait sous le nez de toute la compagnie pour l’aller vider, et souvent plus d’une fois. Les jours de barbe, le même bassin dans lequel il venait de se soulager servait à lui faire la barbe. C’était une simplicité de moeurs, selon lui, digne des premiers Romains, et qui condamnait tout le faste et le superflu des autres. Tout cela fini, il s’habillait, puis jouait gros jeu au piquet ou à l’hombre, ou s’il fallait absolument monter à cheval pour quelque chose, c’en était le temps. L’ordre donné au retour, tout était fini chez lui. Il soupait avec ses familiers largement; il était grand mangeur, d’une gourmandise extraordinaire, ne se connaissait à aucun mets, aimait fort le poisson, et mieux le passé et souvent le puant que le bon. La table se prolongeait en thèses, en disputes, et par-dessus tout, louanges, éloges, hommages toute la journée et de toutes parts. » (Tome 5, ch. 8, 1706).

Toutes ces histoires de chaises percées ne sont-elles pas un peu excessive? Je le croyais, jusqu’au moment où j’ai trouvé, dans une lettre de Mme de Maintenon à la princesse des Ursins datée du 18 mars 1709, un passage qui les confirme largement:

« M. de Vendôme ne sert plus, au moins pour cette année; et je doute fort que la vie qu’il mène le mette en état de servir à l’avenir. Nous avons tous été bien trompés sur cet homme-là, et le roi bien mal averti de ce qui se passait en Italie: nous lui en devons la perte entière par le siège de Turin, qu’il vint persuader au roi, lui répondant de toutes les facilités, et lui promettant de le faire lui-même; après quoi, il s’en remet à M. de la Feuillade, pour faire sa cour à M. Chamillard. Ensuite il fait cette belle campagne de l’année passée, qui nous réduit à l’état ou nous sommes, et se livre à M. l’abbé Albéroni, Italien et son favori, pour déshonorer M. le duc de Bourgogne; il le garde auprès de lui à Anet, et déclare qu’il serait inconsolable s’il le perdait. C’est ce même M. de Vendôme qui détermina le siège de Barcelone. J’avais toujours été prévenue pour lui sur l’attachement que je lui croyais pour le roi et pour toute la famille royale; mais ce qu’il a souffert chez lui, par rapport à M. le duc de Bourgogne, est bien opposé à cet attachement. M. le maréchal de Bouflers dit qu’on ne commande point une armée de dessus une chaise percée: c’est sa situation la plus ordinaire; il a un courage qu’on ne peut lui disputer, mais ce n’est pas assez, ni pour lui, ni pour nous. »

Ainsi, dans le cadre du débat sur « fiction et vérité » (« Dichtung und Warheit », comme disais Goethe), nous constatons que lorsqu’il nous semble que Saint-Simon se laisse emporter par son imagination, ce n’est pas toujours le cas: les moeurs de son époque sont tellement exotiques que nous nous trompons facilement sur ce qui est réaliste ou non.

Voici maintenant comment Vendôme fit la connaissance de cet Albéroni dont parle Mme de Maintenon:

« Le duc de Parme eut à traiter avec M. de Vendôme; il lui envoya l’évêque de Parme, qui se trouva bien surpris d’être reçu par M. de Vendôme sur sa chaise percée, et plus encore de le voir se lever au milieu de la conférence et se torcher le cul devant lui. Il en fut si indigné que, toutefois sans mot dire, il s’en retourna à Parme sans finir ce qui l’avait amené, et déclara à son maître qu’il n’y retournerait de sa vie après ce qui lui était arrivé. Albéroni était fils d’un jardinier, qui, se sentant de l’esprit, avait pris un petit collet pour, sous une figure d’abbé, aborder où son sarrau de toile eût été sans accès. Il était bouffon; il plut à M. de Parme comme un bas valet dont on s’amuse; en s’en amusant il lui trouva de l’esprit, et qu’il pouvait n’être pas incapable d’affaires. Il ne crut pas que la chaise percée de M. de Vendôme demandât un autre envoyé, il le chargea d’aller continuer et finir ce que l’évêque de Parme avait laissé à achever. Albéroni, qui n’avait point de morgue à garder et qui savait très bien quel était Vendôme, résolut de lui plaire à quelque prix que ce fût, pour venir à bout de sa commission au gré de son maître et de s’avancer, par là auprès de lui. Il traita donc avec M. de Vendôme sur sa chaise percée, égaya son affaire par des plaisanteries qui firent d’autant mieux rire le général qu’il l’avait préparé par force louanges et hommages. Vendôme en usa avec lui comme il avait fait avec l’évêque, il se torcha le cul, devant lui. À cette vue Albéroni s’écrie: O culo di angelo! et courut le baiser. Rien n’avança plus ses affaires que cette infâme bouffonnerie. M. de Parme qui dans sa position avait plus d’une chose à traiter avec M. de Vendôme, voyant combien Albéroni y avait heureusement commencé, se servit toujours de lui; et lui, prit à tâche de plaire aux principaux valets, de se familiariser avec tous, de prolonger ses voyages. Il fit à M. de Vendôme, qui aimait les mets extraordinaires, des soupes au fromage et d’autres ragoûts étranges qu’il trouva excellents. Il voulut qu’Albéroni en mangeât avec lui, et de cette sorte, il se mit si bien avec lui, qu’espérant plus de fortune dans une maison de Bohèmes et de fantaisies qu’à la cour de son maître, où il se trouvait de trop bas aloi, il fit en sorte de se faire débaucher d’avec lui, et de faire accroire à M. de Vendôme que l’admiration et l’attachement qu’il avait conçu pour lui lui faisait sacrifier tout ce qu’il pouvait espérer de fortune à Parme. Ainsi il changea de maître; et bientôt après, sans cesser son métier de bouffon et de faiseur de potages et de ragoûts bizarres, il mit le nez dans les lettres de M. de Vendôme, réussit à son gré, devint son principal secrétaire, et celui à qui il confiait tout ce qu’il avait de plus particulier et de plus secret. » (idem).

En 1706, il est au comble de sa gloire, comme on le voit à son retour d’Italie:

« Vendôme arriva droit à Marly, où nous étions, le 12 février. Ce fut une rumeur épouvantable: les galopins, les porteurs de chaises, tous les valets de la cour quittèrent tout pour environner sa chaise de poste. À peine monté dans sa chambre tout y courut. Les princes du sang, si piqués de sa préférence sur eux à servir et de bien d’autres choses, y arrivèrent tout les premiers. On peut juger si les deux bâtards s’y firent attendre. Les ministres y accoururent, et tellement tout le courtisan, qu’il ne resta dans le salon que les dames: M. de Beauvilliers était à Vaucresson; et pour moi, je demeurai spectateur et n’allai point adorer l’idole. Le roi, Monseigneur, l’envoyèrent chercher. Dès qu’il put être habillé parmi cette foule, il alla au salon, porté par elle plutôt qu’environné. Monseigneur fit cesser la musique où il était pour l’embrasser. Le roi, qui était chez Mme de Maintenon, travaillant avec Chamillart, l’envoya chercher encore, et sortit de la petite chambre où il travaillait dans le grand cabinet au-devant de lui, l’embrassa à diverses reprises, y resta quelque temps avec lui, puis lui dit qu’il le verrait le lendemain à loisir, il l’entretint en effet chez Mme de Maintenon plus de deux heures. […] Le peuple s’y joignit à Versailles et à Paris, où il voulut jouir d’un enthousiasme si étrange, sous prétexte d’aller à l’Opéra. Il y fut couru par les rues avec des acclamations; il fut affiché; tout fut retenu à l’Opéra d’avance; on s’y étouffait partout, et les places y furent doublées comme aux premières représentations. Vendôme, qui recevait tous ces hommages avec une aisance extrême, était pourtant intérieurement surpris d’une folie si universelle. Quelque court qu’il eût résolu de rendre son séjour, il craignit que cette fougue ne pût durer. Pour se rendre plus rare, il pria le roi de trouver bon qu’il allât à Anet d’un Marly à l’autre, et ne fut que deux jours à Versailles, qu’il coupa encore d’une nuit à Meudon, dont il voulut bien gratifier Monseigneur. » (idem).

Visiblement, il ne supporte pas le succès de cet homme dont la personnalité lui répugne, de même que, pour d’autres raisons, la faveur de d’Antin le laisse rêveur…

Le frère du duc, appelé le Grand Prieur, qui se piquait de talents militaires, ne trouve pas plus grâce à ses yeux:

« Son frère, quoique médiocrement bien avec lui, le fut trouver à Anet pour se remettre par lui en selle. Vendôme lui offrit de le présenter au roi, et de lui faire donner une pension de dix mille écus; mais l’insolent grand prieur ne voulut rien moins que de retourner commander une armée en Italie, acheva pourtant le voyage d’Anet fort mécontent et refusa tout, et quand son frère retourna à la cour s’en revint rager à Clichy. Il avait tous les vices de son frère. Sur la débauche il avait de plus que lui d’être au poil et à la plume, et d’avoir l’avantage de ne s’être jamais couché le soir depuis trente ans que porté dans son lit ivre mort, coutume à laquelle il fut fidèle le reste de sa vie. Il n’avait aucune partie de général; sa poltronnerie reconnue était soutenue d’une audace qui révoltait; plus glorieux encore que son frère, il allait à l’insolence, et pour cela même ne voyait que des subalternes obscurs; menteur, escroc, fripon, voleur, comme on l’a vu sur les affaires de son frère, malhonnête homme jusque dans la moelle des os qu’il avait perdus de vérole, suprêmement avantageux et singulièrement bas et flatteur aux gens dont il avait besoin, et prêt à tout faire et à tout souffrir pour un écu, avec cela le plus désordonné et le plus grand dissipateur du monde. Il avait beaucoup d’esprit et une figure parfaite en sa jeunesse, avec un visage autrefois singulièrement beau. En tout, la plus vile, la plus méprisable et en même temps la plus dangereuse créature qu’il fût possible. » (idem).

Comme toujours chez Saint-Simon, outre le sujet principal, il y a beaucoup de choses à remarquer dans ces portraits. Ainsi, de la remarque du roi espérant de son traitement « que ce fût avec un tel succès qu’on le pût embrasser au retour en sûreté« , ce qui nous confirme que le caractère contagieux de la maladie était bien connu à l’époque. Une autre confirmation se trouve dans l’article sur le duc de Mantoue, où la duchesse de Lesdiguières argue du risque de contagion pour refuser le mariage: « Elle témoigna à son père sa répugnance à s’abandonner aux caprices et à la jalousie d’un vieil Italien débauché, l’horreur qu’elle concevait de se trouver seule entre ses mains en Italie, et la crainte raisonnable de sa santé avec un homme très convaincu de ne l’avoir pas bonne. »

J’aime aussi l’expression « au poil et à la plume« , qui est l’équivalent exact de notre « à voile et à vapeur« .

Saint-Simon a souligné le goût de Vendôme pour le poisson: ce sera la cause de sa mort, en 1712, en Espagne:

« Pour être plus en liberté, il se sépara des officiers généraux et alla s’établir avec deux ou trois de ses plus familiers et ses valets, qui faisaient partout sa compagnie la plus chérie, à Vignarez, petit bourg presque abandonné et loin de tout, au bord de la mer, dans le royaume de Valence, pour y manger du poisson tout son soûl. Il tint parole et s’y donna de tout au cœur joie près d’un mois. Il se trouva incommodé, on crut aisément qu’il ne lui fallait que de la diète; mais le mal augmenta si promptement et d’une façon si bizarre, après avoir semblé assez longtemps n’être rien, que ceux qui étaient auprès de lui, en petit nombre, ne doutèrent pas du poison et envoyèrent aux secours de tous côtés; mais le mal ne les voulut pas attendre; il redoubla précipitamment avec des symptômes étranges. Il ne put signer un testament qu’on lui présenta, ni une lettre au roi par laquelle il lui demandait le retour de son frère à la cour. Tout ce qui était autour de lui s’enfuit et l’abandonna, tellement qu’il demeura entre les mains de trois ou quatre des plus bas valets, tandis que les autres pillaient tout et faisaient leur main et s’en allaient, Il passa ainsi les deux ou trois derniers jours de sa vie sans prêtre, sans qu’il eût été seulement question d’en parler, sans autre secours que d’un seul chirurgien. Les trois ou quatre valets demeurés auprès de lui, le voyant à la dernière extrémité, se saisirent du peu de choses qui restaient autour de lui, et, faute de mieux, lui tirèrent sa couverture et ses matelas de dessous lui. Il leur cria pitoyablement de ne le laisser pas mourir au moins à nu sur sa paillasse, et je ne sais s’il l’obtint. Ainsi mourut, le vendredi 10 juin, le plus superbe des hommes, et pour n’en rien dire davantage après avoir été obligé de parler si souvent de lui, le plus heureux jusqu’à ses derniers jours. Il avait cinquante-huit ans, sans qu’une faveur si prodigieuse et si aveugle ait pu faire qu’un héros de cabale d’un capitaine qui a été un très-mauvais général, d’un sujet qui s’est montré le plus pernicieux, et d’un homme dont les vices ont fait en tout genre la honte de l’humanité. Sa mort rendit la vie et la joie à toute l’Espagne. […] La princesse des Ursins, qui pour sa grandeur particulière avait si bien su profiter de sa vie, ne profita pas moins de sa mort. […] Elle ne se choqua donc point de la joie qui éclata sans contrainte, ni des discours les plus libres de la cour, de la ville, de l’armée, de toute l’Espagne; ni par conséquent le roi et la reine, qui n’en firent aucun semblant. Mais pour soutenir ce qu’elle avait fait, et faire à bon marché sa cour à M. du Maine, à Mme de Maintenon, au roi même, elle fit ordonner que le corps de ce monstre hideux de grandeur et de fortune serait porté à l’Escurial. » (Tome 10, ch. 9).

On retrouve dans ce récit le thème du mourant abandonné de tous, qui semble fasciner Saint-Simon et que j’ai déjà noté à l’occasion des morts de Mme de Montespan et de Monsieur.

Dans ce qu’on peut lire, du moins sur internet, le duc de Vendôme est reconnu comme un bon général, ce que Saint-Simon nie farouchement. Il est certainement influencé par sa haine, mais il semble quand même bien que sa paresse et son manque d’organisation aient été de réels défauts. En revanche, il était très aimé de ses soldats, ce que Saint-Simon admet (« familier et populaire avec le commun, par une affectation qui voilait sa vanité et le faisait aimer du vulgaire« ) tout en considèrant que c’est pour les mauvaises raisons (vanité, orgueil suprême). On reviendra sur son attitude vis-à-vis des « inférieurs », ainsi que sur l’opposition que l’on voit ici entre saleté et propreté (déjà abordée dans le portrait de Mme de Thianges).

Mais ce que l’on retient surtout de ce récit, ce sont, dans la dernière phrase, les mots qui résument son opinion sur le personnage: « monstre hideux« . Tout est dit.

(À suivre) 

Note: toutes les expressions entre crochets sont des clarifications personnelles (vocabulaire, personnages…) et les citations sont toutes extraites du texte intégral disponible sur le site Medusis.

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