Vie de Rancé (2)

La Vie de Rancé est la dernière œuvre de Chateaubriand. Non seulement elle nous intéresse en tant que lecteurs de Saint-Simon, mais elle a, bien évidemment, sa valeur propre. L’introduction, par exemple, me paraît être un résumé, une récapitulation en deux pages, de tous les grands thèmes qui traversent les Mémoires d’Outre-tombe et je me permets de la citer intégralement :

« Je n’ai fait que deux dédicaces dans ma vie : l’une à Napoléon, l’autre à l’abbé Séguin. J’admire autant le prêtre obscur qui donnait sa bénédiction aux victimes qui mouraient à l’échafaud, que l’homme qui gagnait des victoires. Lorsque j’allais voir, il y a plus de vingt ans, Mlles d’Acosta (cousines de Mme de Chateaubriand, alors au nombre de quatre, et qui ne sont plus que deux), je rencontrais, rue du Petit-Bourbon, un prêtre vêtu d’une soutane relevée dans ses poches : une calotte noire à l’italienne lui couvrait la tête ; il s’appuyait sur une canne, et allait, en marmottant son bréviaire, confesser, dans le faubourg Saint-Honoré, Mme de Montboissier, fille de M. de Malesherbes. Je le retrouvai plusieurs fois aux environs de Saint-Sulpice ; il avait peine à se défendre d’une troupe de mendiantes qui portaient dans leurs bras des enfants empruntés. Je ne tardai pas à connaître plus intimement cette proie des pauvres, et je le visitais dans sa maison, rue Servandoni, no 16. J’entrais dans une petite cour mal pavée ; le concierge, allemand, ne se dérangeait pas pour moi. L’escalier s’ouvrait à gauche, au fond de la cour ; les marches en étaient rompues. Je montais au second étage ; je frappais : une vieille bonne, vêtue de noir, venait m’ouvrir : elle m’introduisait dans une antichambre meublée, où il n’y avait qu’un chat jaune, qui dormait sur une chaise. De là je pénétrais dans un cabinet, orné d’un grand crucifix de bois noir. L’abbé Séguin, assis devant le feu et séparé de moi par un paravent, me reconnaissait à la voix : ne pouvant se lever, il me donnait sa bénédiction et me demandait des nouvelles de ma femme. Il me racontait que sa mère lui disait souvent, dans le langage figuré de son pays :  » Rappelez-vous que la robe des prêtres ne doit jamais être brodée d’avarice.  » La sienne était brodée de pauvreté. Il avait eu trois frères, prêtres comme lui, et tous quatre avaient dit la messe ensemble dans l’église paroissiale de Sainte-Maure. Ils allèrent aussi se prosterner à Carpentras sur le tombeau de leur mère. L’abbé Séguin refusa de prêter le serment : poursuivi pendant la révolution, il traversa un jour en courant le jardin du Luxembourg, et se sauva chez M. de Jussieu, rue Saint-Dominique-d’Enfer. En quittant le Luxembourg pour la dernière fois, en 1830, je passai de même à travers le jardin solitaire, avec mon ami M. Hyde de Neuville. De tristes échos se réveillent dans les cœurs qui ont retenu le bruit des révolutions.

« L’abbé Séguin rassemblait dans les lieux cachés les chrétiens persécutés. L’abbé Antoine, son frère, fut arrêté, mis aux Carmes et massacré le 2 septembre. Quand cette nouvelle parvint à Jean-Marie, il entonna le Te Deum. Il allait déguisé, de faubourg en faubourg, administrer des secours aux fidèles. Il était souvent accompagné de femmes pieuses et dévouées : Mme Choque passait pour sa fille ; elle faisait le guet, et était chargée d’avertir le confesseur. Comme il était grand et fort, on l’enrôla dans la garde nationale. Dès le lendemain de cet enrôlement, il fut envoyé avec quatre hommes visiter une maison, rue Cassette. Le ciel lui apprit ce qu’il avait à faire : il demande avec fracas que les appartements lui soient ouverts. Il aperçoit un tableau placé contre un mur et qui cachait ce qu’il ne voulait pas trouver. Il en approche, soulève avec sa baïonnette un coin de ce tableau et s’aperçoit qu’il bouche une porte. Aussitôt, changeant de ton, il reproche à ses camarades leur inactivité, leur donne l’ordre d’aller visiter les chambres en face du cabinet que dérobait le tableau. Pendant que la religion inspirait ainsi l’héroïsme à des femmes et à des prêtres, l’héroïsme était sur le champ de bataille avec nos armées : jamais les Français ne furent si courageux et si infortunés. Dans la suite l’abbé Séguin, ayant vu quel parti on pouvait tirer de la garde nationale, était toujours prêt à s’y présenter. Le mensonge était sublime, mais il n’en offensait pas moins l’abbé Séguin, parce qu’il était mensonge. Au milieu de ses violents sacrifices, il tombait dans un silence consterné qui épouvantait ses amis. Il fut délivré de ses tourments par suite du changement des choses humaines. On passa du crime à la gloire, de la république à l’empire.

« C’est pour obéir aux ordres du directeur de ma vie que j’ai écrit l’histoire de l’abbé de Rancé. L’abbé Séguin me parlait souvent de ce travail, et j’y avais une répugnance naturelle. J’étudiai néanmoins, je lus, et c’est le résultat de ces lectures qui compose aujourd’hui la Vie de Rancé.

« Voilà tout ce que j’avais à dire. Mon premier ouvrage a été fait à Londres, en 1797, mon dernier à Paris, en 1844. Entre ces deux dates, il n’y a pas moins de quarante-sept ans, trois fois l’espace que Tacite appelle une longue partie de la vie humaine :  » Quindecim annos, grande mortalis aevi spatium.  » Je ne serai lu de personne, excepté de quelques arrière-petites-nièces, habituées aux contes de leur vieil oncle. Le temps s’est écoulé ; j’ai vu mourir Louis XVI et Bonaparte ; c’est une dérision que de vivre après cela. Que fais-je dans le monde ? Il n’est pas bon d’y demeurer lorsque les cheveux ne descendent plus assez bas pour essuyer les larmes qui tombent des yeux. Autrefois je barbouillais du papier avec mes filles, Atala, Blanca, Cymodocée ; chimères qui ont été chercher ailleurs la jeunesse. On remarque des traits indécis dans le tableau du Déluge, dernier travail du Poussin : ces défauts du temps embellissent le chef-d’œuvre du grand peintre, mais on ne m’excusera pas : je ne suis pas Poussin, je n’habite point au bord du Tibre, et j’ai un mauvais soleil. »

On retrouve ici :

  • Napoléon et moi (les deux géants qui dominent le début du siècle),
  • La fascination de certains royalistes pour l’Empire (« On passa du crime à la gloire, de la république à l’empire ») et même la République (« l’héroïsme était sur le champ de bataille avec nos armées : jamais les Français ne furent si courageux et si infortunés. »), que l’on retrouve, bien sûr, chez Balzac,
  • Le thème du temps : chaque événement est replacé dans le faisceau des souvenirs de Chateaubriand où tout se tient (le temps, pour lui, n’est jamais perdu),
  • L’humilité ostentatoire (le grand écrivain rendant visite à un pauvre prêtre) et la fausse modestie : « autrefois je barbouillais du papier… »,
  • L’art de la description et du détail bien choisi (le logis de l’abbé et le chat jaune qui dort sur une chaise),
  • L’emphase (« j’ai vu mourir Louis XVI et Bonaparte ; c’est une dérision que de vivre après cela ») qui parfois frise le ridicule, comme dans : « Que fais-je dans le monde ? Il n’est pas bon d’y demeurer lorsque les cheveux ne descendent plus assez bas pour essuyer les larmes qui tombent des yeux. »

Chateaubriand vieux Il y a une pointe d’ironie dans cette liste, mais je ne voudrais surtout pas décourager quelqu’un de lire Chateaubriand : il y a quelques années seulement, j’ai lu d’un bout à l’autre les Mémoires d’Outre-Tombe, avec énormément de plaisir et sans m’ennuyer un instant (jusqu’alors je n’en avais lu que la première partie, la plus célèbre, celle de la jeunesse à Saint-Malo, puis Combourg). Mais certains de ses tics, en particulier l’utilisation de formules emphatiques ou sibyllines, s’aggravent dans La vie de Rancé.

Le résultat est parfois brillant, comme cette phrase célèbre sur Le Déluge de Poussin (déjà évoqué à la fin de l’introduction) : «  Ce tableau rappelle quelque chose de l’âge délaissé et de la main du vieillard : admirable tremblement du temps ! » Le tableau est au Louvre est fait partie de la série des quatre saisons. On peut se demander pourquoi c’est sur Le Déluge que se concentre l’attention de Chateaubriand : peut-être parce qu’il correspond à sa vision de sa propre vieillesse comme naufrage héroïque.

Poussin_hiver_deluge

Parfois les formules deviennent franchement cocasses (à mon sens de Breton terre-à-terre) : «  Les jeunes filles de la Bretagne se laissent noyer sur les grèves après s’être attachées aux algues d’un rocher. » Le romantisme breton-normand qu’on retrouvera tout au long du XIXe siècle et auquel Hugo a largement participé, a peut-être sa source dans cette phrase… A la fin des Travailleurs de la mer, Gilliatt aussi se laisse noyer par la marée. Heureusement, ce romantisme un peu lourd, encore exprimé par le Legrandin de Proust (« Dans cette baie, dite d’opale, les plages d’or semblent plus douces encore pour être attachées comme de blondes Andromèdes à ces terribles rochers des côtes voisines, à ce rivage funèbre, fameux par tant de naufrages, où tous les hivers bien des barques trépassent au péril de la mer. Balbec! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la Mer, la fin de la terre, la région maudite qu’Anatole France […] a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens […]), sera exorcisé lorsque le Narrateur de la Recherche découvrira les jeunes filles en fleur.

Parlant de Rancé, Chateaubriand ne peut pas faire l’impasse sur Saint-Simon et son nom apparaît 29 fois dans son récit. Mais en « royaliste républicain », il n’aime pas ce duc imbu de son rang :

« Saint-Simon serait très croyable dans ce qu’il rapporte s’il pouvait s’occuper d’autre chose que de lui. A force de vanter son nom, de déprécier celui des autres, on serait tenté de croire qu’il avait des doutes sur sa race. Il semble n’abaisser ses voisins que pour se mettre en sûreté. Louis XIV l’accusait de ne songer qu’à démolir les rangs, qu’à se constituer le grand-maître des généalogies. Il attaquait le parlement, et le parlement rappela à Saint-Simon qu’il avait vu commencer sa noblesse. C’est un caquetage éternel de tabourets dans les Mémoires de Saint-Simon. »

Ne pouvoir « s’occuper d’autre chose que de soi » : c’est un reproche qui s’adresserait beaucoup mieux à Chateaubriand qu’à Saint-Simon ! On connaît le mot de Talleyrand : « M. de Chateaubriand se croit sourd depuis qu’il n’entend plus parler de lui. »

La méfiance de Chateaubriand vis-à-vis de Saint-Simon se voit bien lorsqu’il s’interroge sur les raisons de la conversion de Rancé. Voici ce qu’en dit Saint-Simon :

« La princesse de Guéméné, morte duchesse de Montbazon en 1657, mère de M. de Soubise, était cette belle Mme de Montbazon dont on a fait ce conte qui a trouvé croyance: que l’abbé de Rancé, depuis ce célèbre abbé de la Trappe, en était fort amoureux et bien traité; qu’il la quitta à Paris, se portant fort bien, pour aller faire un tour à la campagne; que bientôt après, y ayant appris qu’elle était tombée malade, il était accouru, et qu’étant entré brusquement dans son appartement, le premier objet qui y était tombé sous ses yeux avait été sa tête, que les chirurgiens, en l’ouvrant, avait séparée; qu’il n’avait appris sa mort que par là, et que la surprise et l’horreur de ce spectacle joint à la douleur d’un homme passionné et heureux, l’avait converti, jeté dans la retraite, et de là dans l’ordre de Saint-Bernard et dans sa réforme. Il n’y a rien de vrai en cela, mais seulement des choses qui ont donné cours à cette fiction. Je l’ai demandé franchement à M. de la Trappe, non pas grossièrement l’amour et beaucoup moins le bonheur, mais le fait, et voici ce que j’en ai appris. Il était intimement de ses amis, ne bougeait de l’hôtel de Montbazon, et ami de tous les personnages de la Fronde, de M. de Châteauneuf, de Mme de Chevreuse, de M. de Montrésor et de ce qui s’appelait alors les Importants, mais plus particulièrement de M. de Beaufort avec qui il faisait très souvent des parties de chasse, et dans la dernière intimité avec le cardinal de Retz et qui a duré jusqu’à sa mort. Mme de Montbazon mourut de la rougeole en fort peu de jours. M. de Rancé était auprès d’elle, ne la quitta point, lui vit recevoir les sacrements, et fut présent à sa mort. La vérité est que, déjà touché et tiraillé entre Dieu et le monde, méditant déjà depuis quelque temps une retraite, les réflexions que cette mort si prompte fit faire à son cœur et à son esprit achevèrent de le déterminer, et peu après il s’en alla en sa maison de Véretz en Touraine, qui fut le commencement de sa séparation du monde. » (Tome 2, ch. 10).

On connaît le goût de Saint-Simon pour le romanesque : on ne peut donc qu’admirer sa retenue… Pourtant, Chateaubriand n’est pas convaincu par ce que Rancé lui-même aurait dit à Saint-Simon :

« L’autorité serait décisive si la réponse était péremptoire. Au lieu de s’expliquer, Saint-Simon s’occupe du récit des liaisons de Rancé avec les personnages de la Fronde. Il affirme du reste, comme dom Gervaise, que Marie de Bretagne fut emportée par la rougeole, que Rancé était auprès d’elle, qu’il ne la quitta point, et lui vit recevoir les sacrements. « L’abbé Le Bouthillier, ajoute-t-il, s’en alla après à sa maison de Veretz, ce qui fut le commencement de sa séparation du monde. «  »

Et, avec une logique qui m’échappe complétement, il conclut :

« Cette fin de narration prouve à quel point Saint-Simon se trompait. »  Car Chateaubriand veut croire à la tête coupée…

En revanche, il a du mal à croire à l’authenticité de l’admiration de Saint-Simon pour Rancé. A propos de la querelle du Quiétisme, il écrit : « Saint-Simon, qui n’aimait pas Fénelon et qui se disait chaud partisan de Rancé […] ». Le « qui se disait » est assassin et de mauvaise foi…

C’est clair, Chateaubriand n’a que mépris pour l’homme Saint-Simon. Heureusement, en écrivain lucide, il a ce beau (et célèbre) jugement sur le style de son « adversaire » : « Dans ce caquetage [de tabourets] viendraient se perdre les qualités incorrectes du style de l’auteur, mais heureusement il avait un tour à lui ; il écrivait à la diable pour l’immortalité. » L’expression « qualités incorrectes » est bien vue et correspond bien à ce que Saint-Simon pense de son propre style, comme il le décrit dans sa conclusion :

« Dirai-je enfin un mot du style, de sa négligence, de répétitions trop prochaines des mêmes mots, quelquefois de synonymes trop multipliés, surtout de l’obscurité qui naît souvent de la longueur des phrases, peut-être de quelques répétitions? J’ai senti ces défauts; je n’ai pu les éviter, emporté toujours par la matière, et peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus jamais un sujet académique, je n’ai pu me défaire d’écrire rapidement. De rendre mon style plus correct et plus agréable en le corrigeant, ce serait refondre tout l’ouvrage, et ce travail passerait mes forces, il courrait risque d’être ingrat. Pour bien corriger ce qu’on a écrit il faut savoir bien écrire; on verra aisément ici que je n’ai pas dû m’en piquer. » (Tome 20, Conclusion.)

(À suivre)

Note: les citations de Saint-Simon sont toutes extraites du texte intégral disponible sur le site Medusis. Le texte de Chateaubriand est disponible sur le site www.ebooksgratuits.com.

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